Avec Jim Harrison, Aller voir ce qu'il y a derrière le virage
(Photo Peter Lewis)
A Collioure, le nom de Christine Campadieu est associé au Domaine viticole La Tour Vieille depuis les années 1980. A priori, rien ne destinait donc la vigneronne catalane à se nouer d'amitié avec l'auteur américain Jim Harrison et à l'accompagner dans les voyages à travers l'Europe. A part peut-être leur passion commune "d’aller voir ce qu’il y (a) après le virage".
Dans Le sorcier et la luciole, publié en avril 2024 chez Nouriturfu, -en hommage aux livres de l’écrivain Sorcier (publié en 1981) et La femme aux lucioles (1991)-, Christine Campadieu raconte ses heures passées sur les routes et à table avec cet homme intranquille et exalté, au tempérament aussi extraordinaire que sa vie, son oeuvre, son sens de l'amitié et son appétit.
Comment expliquer cette improbable amitié entre deux êtres aussi différents ? Jim a-t-il vu en elle "un personnage, une incarnation de sa femme aux lucioles, cette héroïne qui, prise d’un brutal accès de conscience, ne supporte plus la routine de sa vie et s’en va droit devant elle à travers champs". Alors qu'elle marchait au bord d'un précipice, Harrison lui a "tendu une main curieuse et intelligente et (lui) a fait franchir un grand pas en (l)’emmenant voyager avec lui".
Ensemble sur les chemins, le sorcier et la luciole ont "parlé, parlé, refait (leurs) mondes intérieurs peuplés de sentiments magnifiques et confus, comparé (leurs) histoires et imaginé des possibles".
Des voyages qui les ont menés à plusieurs reprises en France et en Espagne. A Collioure, à la recherche des manuscrits posthumes du poète espagnol Antonio Machado, à l’hôtel Nord Pinus d’Arles connu notamment pour avoir hébergé Picasso et le torero Dominguín, chez Lulu Peyraud, égérie du domaine viticole Tempier de Bandol, au restaurant Ribouldingue, dans le 5e arrondissement de Paris, spécialisé dans les cochonnailles et les abats. Ou encore à Séville sur les bords du Guadalquivir et à Grenade, sur les hauteurs de la ville à l’endroit où le poète et dramaturge espagnol Federico García Lorca a été assassiné par la milice franquiste.
Des pérégrinations à forte connotation culturelle émaillées de bonnes bouffes dont l'ogre Harrison était friand, arrosées de belles bouteilles sélectionnées pour lui par la vigneronne. A Séville, ils ont "bu de la manzanilla dans un bar ouvrier du quartier de Santa Cruz, au milieu des cris et des chants et des bruits des travaux du métro". A Barcelone, les deux compères se sont félicités que "la souplesse du tempranillo alliée aux tanins doux du grenache" se marie parfaitement avec le gratin d’aïoli ou que les haricots lingots mongetes del Ganxet fassent si bon ménage avec les vins de l'AOC catalane Priorat.
La fièvre boulimique de l'Américain est telle que Christina, visiblement cuisinière inspirée, a souhaité livrer dans son récit quelques-unes des recettes de cette "cuisine multi-orgasmique" qui faisait le bonheur de l'écrivain-poète: Ragoût d’ours façon pozole, Riz noir à l’encre de seiche et aux pignons, Fèves au boudin noir et au sagi, Tourin "corsé" (une soupe à l’ail à l'accent du Sud-Ouest)...
Une évocation de l'essayiste mort en 2916 ne serait pas complète sans un détour par Patagonia, dans l'Arizona, à la frontière mexicaine là où Jim a vécu avec sa femme Linda (décédée quelques mois avant lui) et où il se livrait à la passion des grands espaces, des randonnées à travers monts et forêts, de la pêche et de la chasse au gibier sauvage que l'on retrouve au fil de son oeuvre. Ailleurs aux Etats-Unis, la vigneronne française raconte Red Lodge et Livingstone, ces petites villes du Montana où elle trouve "tellement incroyable d’entrer dans les boutiques de vin et d’y trouver (son) collioure ou (son) banyuls".
Une belle chronique d'un temps révolu qui redonne vie au formidable auteur de Légendes d'automne, d'Un bon jour pour mourir, de Dalva, de Théorie et pratique des rivières ou d'Une odyssée américaine. Et qui entrouve une porte sur les mystères de cet esthète hédoniste, aussi lyrique que rugueux, véritable tourbillon cachant en lui "la neige et le verglas, le feu d’artifice aussi, et souvent, mais très souvent, le coeur du poisson mort". Témoignage émouvant sur celui que les Indiens appelaient Mugwa, du nom de l’ours en langue chippewah, et qui désigne "celui qui va vers les ténèbres et revient".
Le sorcier et la luciole - Sur la route et à table avec Jim Harrison, Christine Campadieu, Editions Nouriturfu