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Du Bruit Côté Cuisine
9 juin 2024

Velasquez et le premier piment de l'histoire de l'art

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, Diego Velasquez, 1618

"C'est l'histoire d'un tableau de 1618 qui raconte la découverte du Nouveau Monde". La voix de François Morel rythme le documentaire que Nicolas Autheman consacre au tableau de Diego Velasquez "Le Christ dans la maison de Marthe et Marie".

Intitulé Le piment de Velasquez, ce documentaire de la série Le Monde dans un tableau (pour laquelle le réalisateur avait déjà commis en 2020 le réjouissant Le Chapeau de Vermeer) orchestre, entre "déambulation ludique et digression érudite", "un jeu de piste autour d'une scène domestique d'apparence banale, déchiffrée comme un rébus" (Virginie Félix,Télérama, 6 juillet 2022).

Ce tableau peu connu de Diego Velasquez (1559-1660), peintre à la fois baroque et réaliste, portraitiste des rois d'Espagne et de leurs bouffons, des puissants (comme le Pape Innocent X) et des indigents, représente une jeune femme dans une cuisine en train de préparer un plat à base de poissons, d'oeufs, d'ail et de piment qu'elle écrase dans un mortier. A son côté en retrait, une vieille femme se penche vers elle, pointant un index dans sa direction. Tableau à l'intérieur du tableau, en arrière-plan une scène religieuse -qui donne le titre à la toile- avec la silhouette de Jésus parlant à deux femmes dont l'une est elle aussi âgée.

Apparemment anecdotique, le petit piment rouge excentré tout en bas du tableau en est en fait le coeur, porteur des intentions du peintre. De la variété Jalapeño, ce Capsicum Chipotle -développé à l’origine dans l’état de Veracruz au Mexique- doit, selon la marque Terre Exotique, son nom au mot nahuati Chilpoctli, une macro-langue de la famille uto-aztèque: Chil désigne le piment et poctli signifie fumer (le Chipolte est en effet séché et fumé au bois de Pécan).

Bodegon Le repas à Emmaus, Velasquez, vers 1617

Très en vogue à l'époque, ce tableau est du genre bodegon (un style pictural lié au baroque dans lequel excelle Diego Velasquez) où sont représentés, dans des intérieurs d'auberge ou des cuisines, des personnages de condition modeste attablées autour de victuailles, de fruits et de légumes, d'instruments nécessaires à la préparation des repas, de vaisselle, etc.

Pour décrypter ce message venu du 17ème siècle, Nicolas Autheman va lui aussi passer par des go-between, de notre époque ceux-là: la jeune Cheffe Camila Ferraro dans son restaurant sévillan Sobretablas, qui prépare le plat d'adobo – une très ibérique marinade de poisson à l'ail- représenté dans le tableau; un agriculteur mexicain qui parle des "vices et vertus" et autres croyances nées autour du piment, un prêtre évoquant la christianisation à marche forcée de l'Amérique du Sud par les colons venus d'Espagne, une jeune artiste mexicaine métisse se remémorant "sa propre quête identitaire liée à ses ancêtres colonisés",...

Franz Eugen Köhler, Köhler's Medizinal-Pflanzen

Selon Nicolas Autheman, avec ce morceau de végétal séché -le premier piment représenté dans l'histoire de l'art européen !-, Velasquez interpelle ses contemporains. Derrière la présence de ce piment originaire des Amériques dans l'humble cuisine d'une Espagnole, c'est toute la colonisation du Mexique "et (les) guerres et (les) crimes qu'il a fallu commettre pour le conquérir" qui se profilent, ainsi que la dissémination chez les populations locales des maladies apportées par les conquistadores.

(Codex précolombien, 11ème siècle)

Importé en Europe (notamment par le Port de Séville), ce nouvel aliment va très vite conquérir le Vieux Continent et le monde entier et remplacer le poivre, venu du sud-ouest de l'Inde, dans le commerce international et dans les habitudes culinaires de la planète. Quant à l'Eglise catholique, elle ne verra pas d'un très bon oeil cette épice brûlante aux pouvoirs sulfureux (aussi dangereuse que le chocolat !), capable d'éveiller la sensualité des fidèles. 

Alonso Snchez Coello - The Port of Seville c1590Port de Séville, Alonso Sanchez Coello (vers 1590)

Ce que nous dit aussi Nicolas Autheman (et que Velasquez, malgré toute sa clairvoyance, n'avait pas les clés pour interprêter...) c'est que la dissémination du piment dans les cultures culinaires du monde allait marquer le début de la perte de nombreux éco-systèmes. "Beaucoup d'historiens considèrent aujourd'hui que c'est à partir du moment où les plantes ont circulé dans le monde entier que les éco-systèmes ont été transformés." Une sorte d'effet papillon avant l'heure ?

Le piment de Velasquez, documentaire de la série Le Monde dans un tableau. A voir et à revoir sur Arte Replay.

Arte

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