Proust gourmand. Des madeleines... mais pas que !

(Photo Guillaume Czerw)

"Que mon style soit aussi brillant, aussi clair, aussi solide que votre gelée, que mes idées soient aussi savoureuses que vos carottes et aussi nourrissantes et fraîches que votre viande". Le 12 juillet 1909, Marcel Proust félicitait sa cuisinière Céline  pour le "merveilleux boeuf mode" qu'elle venait de lui servir.  

(Photos G. Czerw, Hôtel Swan)

Si l'auteur d'A la recherche du temps perdu n'est pas resté dans les annales comme un gourmand impénitent (tout à l'élaboration de son grand oeuvre, il se nourrissait la plupart du temps de deux bols de café au lait et deux croissants par jour), il est amusant de le voir souligner ainsi avec légéreté et humour les concordances entre art culinaire et création littéraire. Et user de la grande richesse de son style à la fois musical, imagé et métaphorique pour célèbrer une humble galette, "vaste, délicieuse, bénie comme une terre promise, une galette géante qui envoie mille petits plaisirs avant-coureurs, aux narines la suavité de sa bonne odeur, aux yeux le poli de sa rondeur, l’or pâle de son croustillant, çà et là mêlé d’or bruni…". A lire ces mots, on comprend mieux ce qui a pu inspirer Valérie Duclos dans la conception de A la table de Proust, qu'elle a publié en novembre 2021 aux Editions des Falaises. 

(Photo Villa du Temps retrouvé)

Les apparences sont en effet trompeuses. Emprisonné dans un corps d'asthmatique, ce monument de la littérature du 20ème siècle s'y connaissait pas mal en matière de bonnes choses et de gourmandise. "Il était parfois pris d’une envie subite d’un mets particulier; le personnel allait aussitôt le chercher à des adresses réputées: la sole chez Félix Potin, le bœuf à la mode mais froid, le poulet ou la salade russe chez Larue, les rougets chez Prunier…, raconte l'ancien maire de Cabourg Jean-Paul Henriet dans la préface de l'ouvrage. Mais, le plus souvent, il ne faisait que picorer quelques bouchées ! Côté desserts, il aimait grignoter des petits fours de chez Rebattet, des brioches de chez Bourbonneux". 

Publiée à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de l'auteur, cette promenade littéraire et gastronomique entre Cabourg et Paris met en miroir des extraits de pages proustiennes consacrées à la nourriture et aux repas avec des recettes élaborées par des Chefs et des Pâtissiers exerçant leur art dans des lieux fréquentés par Proust ou évoquant l'esprit de la Belle Epoque. A Cabourg, Le Grand Hôtel ou la pâtisserie-chocolaterie Dupont avec un Thé, à Paris, le restaurant Le Train Bleu, l'Hôtel Le Prince de Galles, le spécialiste du macaron Ladurée...

(Photos Ritz-Paris, G. Czerw, Dupont avec un Thé)

Au fil des pages, les familiers de l'oeuvre proustienne se délecteront de l'incontournable madeleine de la Tante Léonie dégustée dans Un amour de Swann, des œufs brouillés au lard et du homard à l’américaine de Jean Santeuil, des haricots "verts et tendres" de La Prisonnière, de la bouillabaisse de Sodome et Gomorrhe, du bœuf à la gelée de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, de la glace à la vanille des Guermantes, du riz à l’impératrice, des crèmes au chocolat, de la "simple salade de pommes de terre" du Temps retrouvé, de l’énigmatique "salade japonaise " qu'Odette de Crécy mange dans Du côté de chez Swann, des rougets et du risotto de La Fugitive, du "poisson cuit dans un court-bouillon apporté dans un long plat en terre" et des "perdreaux exquis" évoqués dans Le Côté de Guermantes.

(Photo Ville de Cabourg)

Les plus gourmands pourront s'inspirer des 27 recettes imaginées par des Chefs après leurs lectures proustiennes: Quasi de veau à la casserole, ravioles à la provençale ou Cœur de faux-filet de bœuf normand flambé sauce au poivre de Malabar, pommes Darphin au persil simple pour Michel Rostang et Samir Balia (Le Train Bleu), Pavlova et Madeleines au chocolat pour Jean-Pierre Etienvre (Dupont avec un thé), Homard, chutney aux fruits secs et légumes croquants, Rouget, mille-feuille de courgettes, Madeleines Balbec pour Jérôme Lebeau et sa brigade (Le Grand Hôtel de Cabourg), Crispy burger poulet, Vol-au-vent ou Brioche façon pain perdu pour Fabrice Rialland (Ladurée), etc.

(Photo Le Photographe du Dimanche)

De ce vibrant hommage à la gastronomie de la Belle Epoque se dégage un doux parfum de modernité, à l'exemple des menus concoctés chez la Tante de Swann. "Au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise (la cuisinière) ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie-, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au 13ème siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moëlle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que...".

A croire qu'en ce début du 20ème siècle, la haute société se préoccupait déjà de saisonnalité des produits et pratiquait une forme de locavorisme avant l'heure.

A table avec Proust, Valérie Duclos, photos Guillaume Czerw, Editions des Falaises