C'est du brutal... L'argot des piliers de comptoir et autres boit-sans-soif
S'il est une thématique qui a inspiré à l'argot ses expressions les plus fleuries et ses formules les plus imagées, c'est bien le vin, ses plaisirs et ses abus, ses bons crus et ses picrates, ses addicts et ses accros, ses soiffards et ses soûlards, ses nuits d'ivresse et ses comas éthyliques, ses cuites et ses beurrées.
Un univers dont la richesse stylistique, le pouvoir d'évocation et la créativité langagière n'ont pas échappé au rédacteur en chef de Fluide Glacial Yan Lindingre, cet auteur connu aussi pour ses écrits dans Le Canard Enchainé et Siné Mensuel, et qui s'est un jour livré dans son magazine favori de BD à l'énumération de 200 formules inédites pour dire "se saoûler la gueule".
Dans "La vie en rouge", publié en septembre 2018 aux Editions Fluide Glacial, Yan Lindingre sélectionne 85 expressions métaphoriques de l'argot du vin que le dessinateur Laurent Houssin traduit en images surréalistes, qui sont autant de rébus et de collages au service des vices et des vertus de l'imprégnation alcoolique poussée à l'extrême.
Cela donne une série de cruels portraits de la psychologique ds soiffards et de piliers de comptoirs qui s'accoudent, génération après génération, au zinc des débits de boisson des cités populaires: l'adepte du naturel qui "se soigne au jus de raisin" ou pompe le nectar, le vindicatif qui "s'allume la pétaudière" ou "se flingue à boulet rouge", l'hypocondriaque qui "s'injecte du sérum", "se branche au tonneau" ou "s'engraisse la couperose", le dézingueur qui "s'aligne les cadavres" ou "se blinde la carcasse", le cuistot qui "s'assaisonne la salade de museau", "se fait bouillir la cocotte" ou "s'astique le moulin à poivre", l'artiste-peintre qui "s'empourpre le tableau", le poète qui "s'infuse la théière" ou "se trempe la luette", le sportif qui "tape dans le ballon", le pro de l'hygiène qui "se lessive le dentier", etc.
Avec la mention spéciale pour les boit-sans-soif des ouvriers de l'industrie ou de la paysannerie des siècles passés: le manoeuvre qui "se charge la bétonnière", se "fait fondre le transfo", se "graisse le tube" ou "s'ajuste les niveaux", le paysan qui "se sulfate la flore" ou le camionneur qui "se débouche les durites à l'antigel"...
En guise de mise en soif, l'ouvrage donne le ton avec une préface de Pierre Perret qui se souvient des ouvriers ajusteurs-fondeurs-métallos de son enfance venant chaque jour à la sortie de l'usine "se dégraisser le toboggan" et "s'en jeter un" au café de ses parents dans la bonne ville de Castelsarrazin.
Du rouge, du blanc... mais plutôt du rouge et surtout du brutal, tel était le carburant de la classe ouvrière en ce milieu du 20ème siècle.
La vie en rouge, Lindingre et Laurent Houssin, Editions Fluide Glacial